Le dernier nudiste se dit plus habillé et plus sage que les fous de la vallée

Sur le “Mont de la Vérité”

De notre envoyé spécial Jean Neuvecelle (Fin)

Ascona, août 1947. — Un nom, Karl Vester, était gravé sur une porte rustique. Une flèche, à côté, invitait le visiteur à s’engager sans crainte sur un sentier léger qui s’insinuait dans la nuit touffue d’une foret. Je longeai des rochers moussus, de vieux arbres enlignés où des grillons déjà s’installaient pour la nuit et chantaient. On devinait,à quelques signes à peine perceptibles, la présence de l’homme. Une passerelle jetée par-dessus un torrent, un petit carré où poussaient quelques légumes. Puis la charpente grossière d’un chalet apparut et, du fond de jardin, une figure humaine vint au-devant de moi.

C’était un Homme vigoureux d’une soixantaine d’années, vêtu d’une blouse échancrée, d’un pantalon écru, chaussé de sandales. Une barbe de patriarche coulait tout autour de son visage et une chevelure rejetée en arrière comme la crinière d’un lion, retombait en boucle houleuses sur ses épaules. Les traits étaient aigus, des rides profondes s’inscrivaient autour du nez, jouaient tout autour de la bouche mince. Les yeux étaient candides et rusés, les mains calleuses.

Ma visite ne l’a pas surpris. Je transmis pour la forme les recommandations dont je m’étais muni au village et je suivis mon hôte dans un coin réservé du jardin où nous nous assîmes sous la tonnelle sur des barrés fabriqués de grosses pierres rectangulaires et recouverts de vieux bouts de tapis.

Végétarien et Panthéist

Aussitôt la conversation s’engagea. Mon hôte parlait un allemand savoureux d’intonation paysanne et méridionale.

Il se tient prudemment à l’écart de toutes les sectes qui se succèdent dans son voisinage. Il n’est ni templier, ni anarchiste, ni théosophe ni anthroposophe. Il est végétarien mais sans excès.

Il avait un peu d’argent avant l’autre guerre lorsqu’il quitta l’Allemagne pour vivre selon la nature à Ascona, sur le “Mont de la Vété” [sic!], dont le caractère primitif l’avait littéralement séduit. Mais lors de l’inflation qui avait-suivi la défaite de Guillaume II, il a tout perdu. Maintenant pour joindre les deux bouts, il cuit, deux fois par semaine, du pain d’orge intégral et le vend à des amis d’Ascona.

Un baron balte habite dans une des cabanes bâties dans la forêt et va suivre des cours d’initiation chez les anthroposophies du village (il y en a deux groupes qui se détestent entre eux). Lui, il se méfie de tous ces mots savants. I1 sait qu’il fait partie de la nature, que la nature est un tout, qu’elle est divine. “On appelle cela panthéiste, je crois”.

Tolstoï? Oui, il aime certaines de ses pages, mais Dostoïevski, c’est autrement plus profond et plus vrai,

Outils de menuisier et reliures romantiques

Des oiseaux de nuit s’appellent, un adolescent aux yeux clairs vient nous dire bonjour. C’est le fils d’un ami. Il veut être violoniste. Un maître
jadis fameux, tombé malade et retiré dans un village voisin, lui donne des leçons. Il travaille la “Folie”, de Corelli. Plus tard, son apprentissage terminé, il commencera des années de voyage — comme Guillaume Meister, de Goethe.

Je prends congé. Le Sage, avant de me reconduire, me fait faire le tour de la propriété. Dans un chalet principal, nous traversons un atelier encombré d’outils de menuisier, de tailler, de cordonnier. Dans la salle commune, les murs sont tapissés de vieux livres où, côte à côte, luisent dans l’ombre les reliures des romantiques — de Hoffmann à Eichendorf. Sur la porte d’entrée, une racine d’arbre est clouée: la nature en a fait une extraordinaire
sculpture: jeune femme ailée — une Valkyrie — prenant son élan à travers l’espace.

Un chat vient se faire caresser par ses amis. Dans le cadre étroit d’une fenêtre, Mme Vester nettoie des tomates pour le repas du soir. Pour descendre, on franchit un torrent où se tapit l’humide fraîcheur du soir. De Pâques à novembre, tous les jours à l’aube, Karl Vester y prend un bain.

La petite porte de bois grince. Seuls m’atteignent, comme je descends, le chant des grillons et les soupirs romantiques du violon.

Combat, 6. Jahrg., 13. September 1947, Nr. 990, S. 4. Online