A Ascona, au sommet du Mont de la Vérité
De notre envoyé spécial Jean Neuvecelle (III)
Ascona, août 1947. — Au sommet du Mont de la Vérité, il convient de dire quelques mots sur l’histoire du lieu et sur le passé d’Ascona. Comme Rome ou Paris, Ascona est bâtie sur d’immenses catacombes; elle est entourée de souvenirs celtique; [Goe]the avait choisi ses environs — si l’on croit les historiens — comme prototype de sa Province pédagogique. Une aura de mystère plane sur la région.
Le découvreur du Monte-Vérita est un Belge, Henri Oedenkoven. Fils de riches industriels, celui-ci mena d’abord une vie de débauche, puis, déçu par son existence conventionnelle et fade, sauvé par un „guérisseur“ d’une maladie grave, il se convertit au darwinisme, au naturiste, au collectivisme, comprit que l’homme était naturellement et exclusivement frugivore et décida aussitôt de réformer le monde par la nouvelle doctrine.
Il rencontra alors une compagne, l’Allemande Ida Hoffmann, et partit avec elle prêcher la liberté de l’amour, l’émancipation des sexes, la guerre à toutes les conventions et aux carnivores. Habillés de robes flottantes, laissant libre cours à leurs chevelures, chaussant de légères sandales, les deux prophètes allèrent vers la bienheureuse Italie. Quelques compagnons se joignirent à eux. Les gamins coururent à leurs trousses et les raillèrent,
mais ils tinrent dur.
Quant aux parents d’Henri, choqués à mort, ils n’en furent pas moins généreux en subsides. C’est ainsi qu’après de longues pérégrinations, une montagne fut achetée près d’Ascona, à la frontière italosuisse: on la baptisa le Mont de la Vérité et l’on y fonda la première colonie des végétabilistes.
Voici comment Oedenkoven précisait le sens de ce vocable:
Le végétabilisme consiste [en] se nourrir uniquement des plantes qui correspondent à la nature de l’homme, c’est-à-dire des plantes qu’il mange volontiers sans les cuire ni les apprêter; à se vêtir d’étoffes d’origine végétale; à ne posséder aucun animal domestique et à ne se servir d’aucun produit provenant d’animaux vivants ou abattus
De Bakounine à Isadora Duncan
Le végétabiliste proscrit les soupes, les épices, les complications gastronomiques, l’alcool. Il n’en combre pas sa maison avec des tapis, des rideaux, des meubles fourrés. Ses vêtements ne sont pas soumis aux caprices de la mode il est opposé aux corsets, aux ceintures, aux chaussures, au linge empesé
et amidonné.
Il faudrait un volume (il existe, d’ailleurs) pour raconter tout au long les péripéties tragi-comiques des nouveaux apôtres et de leurs compagnons — dont Gustave Graesur, maître de Raymond Duncan — qui parcourut le monde aux côtés d’une voyante et de ses huit enfants.
Sans cesse en butte aux catastrophes financières, obstinément fidèle à son idéal végétarien mais obligé à des concessions culinaires lorsque les hôtes payants de la colonie naturiste devenaient rares. Oedenkoven et ses amis attirèrent à Ascona une foule bariolée de visiteurs plus ou moins illustres,
dont voici pêle-mêle quelques noms: Bakounine, le prince Kropotkine, Trotzki, Lénine, Rudolf Steiner. Paul Klee, Klabund, Isadora Duncan, les Sakharoff, Crommelynck et Follin, fondateur de la République méta-politique supranationale.
Autour d’eux, une population extraordinaire s’installait sur les rives et sur les lies du lac. Des fondateurs de sectes, des abolissoeurs des guerres et de l’argent, des prophètes et des guérisseurs et le yogi Nicol qui vivait debout dans une caisse posée verticalement sur un toit et isolait par une
planchette sa tête du reste de son corps qui, disait-il, ne l’intéressait pas.
Grâce aux secours des parents d’Anvers, les végétabilistes ont bâti sur la montagne des maisons spacieuses, des chalets et — particularité du lieu — de vastes réduits où, hommes et femmes séparés, l’on pouvait parachever la vie naturelle en se dépouillant de tout vêtement.
Les annés prosaìques
Aussitôt, la renommée en parvint au village et mille légendes se formèrent sur les hommes sauvages qui se promènent tout nus et gitent sur les faîtes des arbres. Peu a peu, Ascona devenait, dans la bouche de citoyens timorés, l’équivalent de mauvais lieu hanté par les gens de mauvaise vie et par des fantômes dangereux.
Lorsque Oedenkoven, définitivement ruiné, décida de quitter l’Europe et d’aller fonder une nouvelle colonie en Amérique du Sud, son domaine délaissé tomba en ruines et fut consciencieusement pillé. Puis, des peintres berlinois s’y installèrent et la vie naturelle y fut de moins en moins austère, le
purisme de moins en moins idéologique et de plus en plus mixte. Enfin, la grande époque des bohèmes parut définitivement révolue. Vinrent les années prosaïques et „matter of fact“ qui marquèrent la fin de l’entre-deux-guerres. La propriété fut achetée par le baron Van der Heydt qui y installa ses
soieries chinoises, ses Dali et son hôtellerie.
Mais un seul homme restait sur la montagne, fidèle depuis plus de quarante ans à ses croyances et à ses amitiés d’antan: Karl Vester.
Dans son domaine solitaire, à flanc de colline, il continue à mener la vie naturelle, s’habillant aussi peu que le climat et les conventions du
pays le permettent, en méprisant les agitations du monde extérieur et les fausses délices de la civilisation. C’est iui que j’allai voir incontinent.
(A suivre.)
Combat (Paris), 6. Jahrg., 11. September 1947, Nr. 988, S. 4. Online