La Colonie des Hommes de la Nature au bord du Lac Majeur

Ascona est une modeste bourgade qui se mire dans les eaux bleues du lac Majeur, près de l’éventail d’un grand delta sablonneux qui menace d’envalhir peu à peu la partie supérieure du lac, par un procédé naturel, clairement expliqué par Elisée Reclus: elle n’est pas encore réunie aux centres internationaux par des chemins de fer ou des tramways, mais les touristes qui veulent la visiter peuvent y aborder avec les élégants vapeurs qui sillonnent le lac. De hautes montagnes ferment de tous côtés l’horizon.

Un grand contrefort des Alpes domine la bourgade à l’Ouest, les flancs couverts de châtaigniers. La massive montagne se termine vers la vallée du Maggia par une série de coteaux étagés, au pied desquels sommeille Ascona. Les coteaux semés de vignes et d’oliviers rappellent, au milieu des sombres montagnes, les paysages riants du Midi. Sur les écueils baignés par les eaux, coupés par une grande route granitique, croissent librement les agaves aux feuilles pointues et aux fleurs centenaires. Aux sommets de l’éperon, les coteaux s’élargissent, s’étendent en plaines et vallons, qui abritent parmi la verdure de leurs bois des chaumières et des champs.

D’innommbrables sentiers s’entrelacent étroits, pierreux, bordés par des murailles effondrées surmontées de treillis. On y rencontre les paysannes se rendant au travail, les pieds nus, courbées sous la hotte trop lourde, les ânes chargés de fruits.

Au carrefour s’élévent de modestes chapelles aux images de piété grossièrement peintes. Le lieu respire une paix bucolique, un parfum de simplicité que l’envahissant esprit cosmopolite habituel des autres régions de la Suisse n’a pas encore violé. La majesté imposante des Alpes dont on aperçoit au loin
les cimes neigeuses est atténuée par le sourire du lac azur; les deux éléments réunis donnent au site un charme particulier.

Cest ce charme qui à attiré les “hommes purs” et qui a fait éclore, dans une région parcourue annuellement par des milliers de touristes, la colonie de l’utopie, Ce son les fleurs étranges, monstrueuses de la trop intense civilisation moderne! En montant les coteaux joveux, après une demi-heure de
chemin parmi les labyrinthes des sentiers, on voit se dessiner sous le bois une palissade que suit les sinuosités du terrain et ferme la perspective. C’est la vaste enceinte irrégulière on s’abrite l’étrange colonie: de l’intérieur on peut admirer le paysage et le lac au loin, mais aucun regard profanateur ne peut y pénétrer, sinon du sommet de la montagne.

La colonie s’y épanouit et y prospère comme si elle se trouvait loin du monde civilisé, au milieu d’une région sauvage; tout est là dedans vraiment singulier: les simples, mais fins habitants du pays l’ont surnommée sans hésilation: la colonie des fous!

Les personnes qui en entendent parler vaguement en causent comme d’un sanatorium où d’une colonie de végétaiens. En effet, 1l s’agit de végétariens à outrance qui, par la bizarrerie de leurs doctrines philosophiques et de leur vie, méritent d’être comparés aux plus étranges sectes de nos jours: ce qui parait plus élonnant, c’est qu’ils se soient établis au milieu de l’Europe dans un pays exempt de toute excentricité. Dans les steppes de la Russie ou dans les montagnes de l’Amérique du Nord, la colonie n’aurait pas du tout l’air dépaysée comme au bord du lac Majeur.

Les colons qui demeurent dans la vaste enceinte ne sont pis encore tres nombreux. La silhouette a plus familière est celle du docteur Joseph Salomonson. Habillé d’une robe de bure, tel un capucin, les sandales aux pieds, la tète nue, on le rencontre le matin dans les petites rues d’Ascona, avec un àne pour compagnon; il va faire les provisions et prendre le courrier de la colonie.

La tunique, c’est la robe de sortie adoptée par égard aux lois de la pudique civilisation; dans l’enceinte du mont Vérité, hommage à la Vérité, Herr Salomonson se sert d’un costume beaucoup plus simple, une ceinture de toile aux hanches (ceinture qui tombe assez souveut) et des sandales.

La blonde chevelure tombant sur les épaules et la barbe plus blonde encore lui donnent l’aspect d’un Nazaréen; la maigreur de son corps le rend absolument digne de représenter le Christ descendu de la Croix. Les cheveux sont enserrés par une espèce de bandeau, comme les rois assyriens. Herr Salomonson na pas toujours été si maigre et si peu vêtu; il y a bien peu d’années, lorsqu’il représentait Sa Gracieuse reine de Hollande aux Indes
orientales, en qualité de consul, il promenait un ventre majestueux et ne pouvait pas se mettre en voyage sans une malle amplement fournie de cravates qu’il se plaisait à changer chaque jour. Comment put-il changer d’habitudes aussi facilement que de cravates? Là est le mystère de la vocation. Peut-être se prit-il de jalousie pour l’état heureux des fakirs indiens: le fait est-il qu’il se rencontra un beau jour avec M. H. Hoffmann, qui voulait employer ses richesses à quelque oeuvre extraordinaire. Voyageant sur les lacs, M. H. Hoffmann découvrit les coteaux d’Ascona et décida d’y fonder la colonie de la Vérité. Il y acheta le terrain, y construisit l’enceinte, y fit ériger des cabanes et s’y établit avec ses premiers disciples, accompagné
de sa femme, à laquelle échoua la douce charge d’égayer de ses talents musicaux les longues soirées.

On entre dans la colonie par une grille rustique. Sur la route tortueuse qui grimpe le long de la colline, je rencontrai Herr Salomonson qui, philosophiquement, vannait du grain et s’échauffait au beau soleil d’automne. Il fut mon guide personnel à travers les labyrinthes de la colonie et à travers les dédales de sa pensée philosophique. La colonie se groupe autour d’un petit palais en bois encore inachevé, qui de sa façade à colonnes
attiques regarde vers le lac. La doctrine de M. Salomonson est toute dans la persuasion que les sels, au lieu de préserver les corps, les corrompent, et que la vie humaine peut se prolonger de plusieurs siècles si on les supprime.

“Voilà deux ans, me disait M. Salomonson, que je n’absorbe pas une goutte de liquide, pas même de l’eau pure, et depuis le mème laps de temps, pas un atome de sel n’est entré dans mon corps. Vous pouvez juger par vous-même des effets: en deux ans, j’ai maigri de 64 livres! J’ai traversé une période de faiblesse due à la violence du changement. En compensation, je me sens maintenant rajeuni, plus fort, plus endurci contre les maladies. Ce que nous désirons, c’est de nous soustraire à la corruption qui ronge l’humanité moderne. Nous sommes persuadés qu’anciennement l’homme vivait plus longtemps et que les âges fabuleux mentionnés dans la Bible ont un fonds de vérité. Nous croyons avoir découvert le secret de la longue vie. Il faut revenir à l’état de nature, sans devenir pour cela des sauvages. Au contraire, la civilisation nous est chère: d’ailleurs, quand nous nous appelons les “hommes
de la nature”, nous ne prétendons pas nous comparer aux sauvages de l’Afrique centrale chez lesquels la moyenne de la vie n’est pas plus haute que chez nous. Les sauvages aussi abusent de la viande et des alcools. Notre simplicité de vie est le fruit le plus mùr de la civilisation; c’est un retour réfléchi à l’état de nature dont on a perdu la mémoire. Que faisons-nous? Nous vivons de fruits et de légumes sans aucune compromission: comme nous voulons gardér pur notre corps à l’intérieur, ainsi nous le voulons garder pur extérieurement en l’exposant à l’air et au soleil. Les bains d’air et de lumière forment une partie essentielle de notre régime, puisqu’ils servent à l’échange des éléments vitaux à travers les pores de la peau. Les vêtements ont obstrué ces pores qui ne fonctionnent plus parfaitement, nous voulons en rétablir l’équilibre. C’est une expérience scientifique que nous
avons entreprise avec une foi absolue: peut-être en serons-nous les victimes, mais nos enfants seront plus heureux. La vie simple que nous menons
élimine les passions, mais nous ne renonçons pas aux affections; chacun de nous choisit sa compagne et nos rapports avec elle ont seulement le but de procréer une race jeune et forte.

“Nos enfants (telle est notre foi) seront forts et intelligents; dans leur corps exempt de toute impureté des sels, l’esprit se développera plus lucide: j’ose penser que les plus grands problèmes de la science seront résolus par les intelligences pénétrantes de nos descendants. Ce sont des problèmes qui exigent l’intuition précise de plusieurs branches de la science, intuition qu’aucune intelligence à présent ne peut prétendre posséder. Il faut épuiser l’espèce humaine, il faut polir l’instrument intellectuel; alors le progrès aura un élan vertigineux qui scellera le triomphe de notre doctrine!

“Maintenant nous passons pour des originaux ou des fous, mais nous sommes persuadés d’être les pionniers d’une civilisation meilleure. Il faut
remarquer que nous ne renonçons pas aux avantages de la civilisation actuelle, nous ne vivons enfermés et séparés que parce que les lois modernes nous empèchent d’appliquer n’importe où notre régime; mais nous ne dédaignons ni les divertissements ni l’art. Moi-mème, je me propose d’aller l’an prochain à Beyreuth, parce que la musique wagnérienne me donne des sensations exquises; ici, chaque soir on fait de la musique qui nous charme et qui purifie nos idées.”

En réalité, les habitants de l’étrange ermitage n’ont pas l’air de s’amuser beaucoup; involontairement, ils prennent l’aspect de cénobites. Leur vie parait plus une existence de privations et de sacrifices que de divertissements. Presque nus l’été, légerement vétus l’hiver, ils végètent. En toute saison, plusieurs heures par jour, hommes et femmes se déshabillent complètement, et dans leurs respectives enceintes s’allongent sur l’herbe pour
prendre un bain d’air et de lumière,

L’habitude les a rendus rétractaires aux maladies de poitrine. Leur nourriture ne pourrait pas ètre plus simple: leur repas le plus copieux se composent de noix, oranges, dattes et grains grillées.

Leur habitation se compose d’une cellule (une maisonnette en bois cachée sous les arbres) qui contient un simple
matelas sur le parquet; les fenêtres, pour rester toujours ouvertes, n’ont mème pas de grillage.

Chaque locataire à sa petite cellule et l’idée cénobitique se présente de suite, quoique le mont de la Vérité répudie avec dédain tout caractère de
communauté religieuse. Chacun est libre d’y adorer son Dieu: la Vérité ne met à nu que le corps, le secret des consciences y reste complètement voilé et respecté. Au fond, les promoteurs ont pensé que les sacrifices de la vie cloitrée serviront à résoudre aussi les problèmes de la morale et de la
religion. Les descendants, doués d’un corps pur et d’une intelligence extraordinaire, pourront comprendre aussi le mystère deschoses: pour l’humanité,
ce sera le jour heureux. Un sentiment de mélancolie gagne le visiteur le plus sceptique en sortant de l’enceinte. Qui aurait dit qu’en pleine civilisation l’utopie aurait pu faire de si singulières victimes? Qui pourra dire si, au fond, l’exagération de leur système ne cache
pas un avis utile? Herr Salomonson à pensé que le temps d’étendre sa propagande est arrivé; il prèche maintenant la bonne nouvelle de l’abstinence aux
Londoniens, et il se propose de fonder une nouvelle colonie aux alentours de la métropole, dans quelque coin solitaire de la verdoyante campagne anglaise.

M. Croci

Journal des voyages et des aventures de terre et de mer (Paris), 2. Oktober 1904, Nr. 409, S. 311-313. Online