Un Apôtre de la Vie Naturelle à Biarritz

La curiosité de nos concitoyens est fort éveillée depuis deux jours par la présence, dans notre belle cité, d’un homme qui rappelle l’image du Christ par son accoutrement et sa physionomie. En effet, cet homme de taille moyenne, au visage doux, est revêtu d’une sorte de robe blanche, moitié soutane,
moitié houppelande; une abondante chevelure, couleur vieil or, partagée en deux bandeaux, tombe sur ses épaules, et une longue barbe de même nuance descend sur sa poitrine. Il tient à la main un long bâton de pèlerin.

On le devine, ce personnage attire la foule sur son passage. Des enfants lui font escorte; des grandes personnes aussi. Les conversations vont naturellement leur train. Et que ne dit-on pas! Quel est cet homme? D’où vient-il? Que veut-il? Est-ce le Christ ressuscité? N’est-ce pas plutôt un mystificateur?

11 fallait élucider ce mystère. Nous nous sommes donc rendu, rue des Ecoles, chez le singulier étranger, qui nous a accueilli le plus gracieusement du monde. Notre interlocuteur nous dit être “un réformateur de la vie actuelle”. Son but est de sauver l’humanité en la ramenant à l’état de nature laquelle révélera aux mortels des félicités que la civilisation est impuissante à leur procurer.

Joseph Salomonson — ainsi se nomme notre nouvel apôtre — parle, du reste, en connaissance de cause. D’origine néerlandaise, il reçut une excellente éducation, et fut plustard, d’abord consul de Belgique aux Indes néerlandaises, ensuite négociant à Java. A l’àge de quarante-sept ans, il renonça à sa
famille, à la prospérité de son commerce, à tout le bien-être dont il jouissait pour “tourner à la nature”.

“Le vrai bonheur, nous dit notre aimable interlocuteur, réside dans la santé, qu’on obtient par un repas frugal et par le renoncement complet du confort et du luxe. Je n’ai jamais été plus heureux que je le suis depuis ma conversion qui remonte à 1900. Mais le bonheur dont je jouis doit être partagé par l’humanité tout entière. Aussi ai-je fondé, sous le nom de Meva, “suivez-moi”, une secte nouvelle qui ralliera sous son drapeau
les gens de sens raisonnable et soucieux de se bien porter.

“Mes idées, poursuit Joseph Salomonson, consistent en ceci: Rejeter en partie les vêtements comme nuisibles à la santé en s’opposant à l’action du soleil et de l’air sur la peau. Laisser pousser les cheveux et marcher tête nue, quel que soit le temps. Coucher sur la dure de manière à ne pas habituer le corps à la sensibilité. Comme nourriture, se contenter uniquement des produits de la terre, tels que fruits et légumes et racines crus, car
leur cuisson ne ferait que détruire les sucs nutritifs qui sont en eux. Ne pas faire en aucun cas absorption de viande. Moïse et Mahomet avaient proscrit le porc de la consommation, comme malsain. Ils avaient raison. Mais je suis plus avancé qu’eux, car j’estime qu’on ne doit manger aucune sorte de viande, toutes étant impures. On doit aussi regarder le sel comme l’origine de tout mal et de la soif.

“Depuis le 1er septembre 1901, continue notre intéressant prophète, je n’ai bu ni vin, ni alcool, ni eau. Une telle diète sèche est naturelle, et prévient et guérit toute affection. D’ailleurs, il y a dans les légumes et les fruits un jus déluctable qui étanche suffisamment la soif.”

L’homme, selon Joseph Salomonson, doit mourir de vieillesse. Il en serait ainsi s’il savait revenir à la nature, et se contenter d’un repas frugal. Il ne doit pas être un animal de proie. Les trois quarts de la terre non cultivés et déserts fourniront un champ à son activité et à sa véritable profession qui est celle de cultivateur. Ainsi revenu à sa vraie destination, et pouvant se nourrir à peu de frais, l’homme aura moins besoin de travailler. Dépensant peu de force, il ne lui sera plus nécessaire défaire usage d’alcool et de liqueurs fortes, qui tout en stimulant momentanément ses nerfs, exercent toujours une action déprimante sur son organisme. Ayant enfin le cerveau libre, jouissant d’une bonne santé, n’étant plus rompu, abruti par l’incessant labeur, l’homme recherchera les distractions saines et goûtera alors vraiment la douce joie de vivre. Ce sera l’idéal, quoi!
Puisse-t-il du moins être réalisé.

En terminant, l’apôtre de la vie naturelle nous expose son vif désir de fonder au plus tôt des colonies où les enfants seraient soumis au régime végétal qu’il préconise et qui ferait d’eux “des géants”.

Savant polyglotte, causeur persuasif, Joseph Salomonson va, pareil à Jésus de Nazareth, de pays en pays, de ville en ville, indillérent aux quolibets dont il est l’objet, répandant, par des conférences et des brochures, sa doctrine qui a fait déjà, paraît-il, de nombreux adeptes.

Nous prenons bientôt congé de notre interlocuteur, car il se dispose à déjeuner, comme il a l’habitude depuis cinq ans, de quelques tomates, radis et noisettes II nous reconduit, nous assurant encore une fois des bienfaits du retour à la vie naturelle et du repas frugal qui évitent des maladies à l’homme et lui donnent un caractère agréable et bien équilibré.

Il n’en coûte rien d’essayer pour avoir, c’est le cas de le dire, un esprit sain dans un corps sain à moins qu’on ne l’ait déjà, bien entendu!

M. F.

L’Indépendant biarrot (Biarritz), 5. Jahrg., 31. August 1904, Nr. 35, S. 1. Online