Un Prophète à Menton

J’ai découvert un prophète: il habite présentement sur la Côte-d’Azur, à Menton. J’avais vu son portrait aux vitrines des libraires. C’etait celui d’un Christ gras et trapu: de longs cheveux flavescents, qu’une raie coupait dans leur milieu, tombaient en boucles sur ses épaules; une tunique blanche, serrée à la taille par une cordelette, l’enveloppait jusqu’aux pieds. Ce portrait m’avait frappé; mais je ne connaissais pas encore l’original. Je l’aperçus une première fois au bureau de poste de la ville où il venait chercher son courrier.

ll était nu-tête et déchaux; mais il avait remplacé sa tunique blanche par une tunique de velours bleu. Ce costume n’etait pas que décent; il était presque élégant à sa manière. Je demandai à un voisin le nom de cet étrange “hivernant”. Mais mon voisin ne parlait pas le français.

Menton est une de ces villes cosmopolites de la côte d’Azur où l’on entend toutes les langues à l’exception de la nôtre. Je revis, d’ailleurs, mon original le soir même: il etait assis, les jambes croisées, sur un banc de la promenade du Midi, il tournait le dos à la mer. Je pris mon courage à deux mains et je l’abordai tout de go.

— A qui ai-je l’honnneur de parler? me demanda-t-il dans un français excellent. (Enfin, il y avait donc un homme à Menton qui parlait la même langue que moi!)

Je me nommai et il me tendit sa carte ainsi libellée:

Eubiotik Makrobiotik. — Mens sana in corpore sano. JOSEPH SALOMONSON (ex-consul). Dietetist. La Scienoe de la vie naturelle est la cure infaillible de toutes les maladies guérissables selon les voies de la Nature.

Sans drogues. — Sans opérations. — Consultations.

— Vous êtes sans doute médecin? die-je après avoir lu cette carte.

— Je suis dietetist, tout simplement, me répondit M. Salomonson, et l’on m’appelle encore l’Homme-Nature ou Naturmens, mot que j’ai créé moi-même et qui reunit mes deux êtres corporel et spirituel. Ma doctrine est exposée dans la brochure que voici et qui est intitulée : Meva, autre mot de mon invention: M est la première lettre du mot mens (esprit) et du mot anglais man (homme); Eva est le nom de la première mère du genre humain. Ma brochure est du reste érite en anglais et on italien; mais j’en prépare une autre en français pour la divulgation de mon système parmi vos compatriotes.

— Puis-je savoir en quoi consiste ce systèm?

— Je n’ai pas le temps de vous l’exposer en ses détails. Référez vous à un article de Mlle Thirion, officier d’Academie, qui a paru dans le dernier numéro du Journal de Menton et qui vous donnera sur ce point tous les renseignements désirables.

Je suivis le conseil de M. Salomonson; j’achetai le numéro du journal qu’il m’avait indiqué et j’y appris ce que l’Homme-Nature, trop modeste, n’avait pas voulu ou pas osé me dire: ancien consul de Belgique aux Indes Néerlandaises, plus tard grand négociant à Java, M. Joseph Salomonson reçut une éducation supérieure et vécut au milieu du luxe et du “confort”. ll était riche, jeune, beau, heureux. Il renonça brusquement à tout ce qui avait fait jusqu’alors le charme et l’intérêt de sa vie.

La Vérite lui etait apparue; ses yeux s’étaient dessillés; il avait oompris que tous les maux du genre humain avaient pour cause le régime antiphysique auquel se plient le plupart des hommes.

Manger de la viande, du poisson, des oeufs, du beurre, du fromage, quelle folie! Rien de l’animal ne doit entrer dans l’a1imentation humaine; rien du minéral non plus: le sel, voilà l’ennemi! Restent les végétaux; ceux-ci, fruits et légumes, on peut les manger, mais à oondition de les manger crus. Et la boisson? direz-vous. Dans le système de M. Salomonson, on ne boit pas. Personnellement, depuis le ler septembre 1901, l’Homme-Nature n’a jamais bu. C’est la diète sèche dans toute sa rigueur.

Je dois reconnaître que ce régime étrange paraît réussir fort bien à M. Salomonson.

Mais manger des légumes crus et se priver de boire ne sont pas tout: il y a encore le coucher, lequel doit se faire à meme le sol, afin d’en pomper les fluides magnétiques et vivifiants et le calorique nécessaire pour permettte de supprimer peu à peu tous les vêtements.

M. Salomonson n’en est pas encore là; il porte une tunique de velours l’hiver, de lin l’été; mais il a déjà supprimé la chemise et le caleçon et ce n’est peut-être qu’aux exigences du Code que nous devons de ne pas le voir aller tout nu.

Ai-je besoin d’ajouter que M. Salomonson proscrit sévèrement toutes les substances enivrantes ou excitantes telles que tabac, opium, morphine, chloral, etc. Lui-même, pourtant, fut jadis un fumeurs de quelque envergure, s’il est vrai, comme l’affirme Mlle Thirion, qu’il vive à présent “heureux et satisfait avec la somme d’argent qu’il dépensait autrefois pour ses cigares.”

L’Homme-Nature a déjà évangélisés les Etats-Unis, l’Angleterre et l’Italie. Il a des disciples, une eglise. Mais il est ambitieux. Il veut convertir à la nature le pays le plus artificiel de la terre, cette Côte-d’Azur, rendez-veus des désoeuvrés de toutes les nations où le plaislr et le luxe atteignent leut maximum d’intensité.

— Sion m’écoutera où Sion sera détruite, m’a énergiquement affirme M. Salomonson.

En attendant, tous les hôteliers de la Riviera, gens qui vivent du luxe des autres, lui font une guerre acharnée. L’Homme-Nature n’a pu trouver à se loger que dans une auberge de la vieille ville. Il a voulu faire des conférences au Casino, on l’a éconduit. Il projette de haranguer les hivernants à ciel ouvert. Je crains qu’une police tatillonne ne l’arrête pour tapage sur la voie publique. Ce temps n’est pas favorable aux apôtres.

N’imporle, j’essaierai, m’a dit M. Salomonson. L’homme n’est jamais accueillant à qui lui apporte le bonheur; il faut faire son bien malgré lui. Je suis celui qui doit régénérer le monde. Luthérien de naissance, je n’appartiens à aucune oonfession. Toutes les religions sont bonnes en attendant qu’elles disparaissent toutes, comme disparaîtront tous les codes, tous les réglements, toutes les lisières qu’on a inventées pour les besoins de l’ordre social actuel. L’Homme-Nature, une fois rendu à lui-même, se développera harmonieusement comme une belle plante au soleil, sans règles, sans codes, sans religions.

Ainsi soit-il!

Charles le Goffic

Le Messin (Metz), 23. Jahrg., 14. März 1905, Nr. 60, S. 1. Online