Méva (L’Auto)

L’apôtre de la vie naturelle

“Je suis Méva, et qui me suit est Méva “, me répondit du plus grand sérieux l’étrange petit homme que je m’étais subitement résolu à interviewer dans l’omnibus qui dessert tout benoîtement la place Pigalle et la Halle aux Vins.

Vous entendez bien que s’il eût été habillé suivant l’esthétique, contestable d’ailleurs, de mes autres contemporains, je ne l’eusse aucunement remarqué.

Mais j’avais conjecturé à première vue qu’il pouvait être effectivement “Méva”, ou du moins quelque chose d’analogue, en considérant sa vaste houppelande de velours marron, largement échancrée sur les épaules, ses pieds nus dans des sandales, sa tête dépourvue de tout couvre-chef, mais non pas de cheveux, car il les portait longs de cinquante centimètres, ainsi que la barbe, qui ne leur cédait en rien pour l’opulence; enfin, le mince roseau qui s’érigeait en sa main et dont l’extrémité semblait désigner au plafond de l’omnibus l’annonce d’un rasoir automatique supérieur, affirmait péremptoirement son inventeur, à tous les appareils similaires.

J’aurais cru commettre un ridicule anachro-nisme en appelant “Monsieur” cet homme ainsi fait. D’autre part, et bien qu’il offrît quelque vague ressemblance avec un Capucin ou un Carme, je ne me crus pas autorisé à lui donner du “Père” ou du “Frère”. J’éludai la, difficulté en n’employant aucun de ces préambules courtois, et je continuai carrément la conversation en ces termes: “Dites-moi “Méva” il faut de toute nécessité que vous apparteniez à quelque religion, tout au moins à quelque secte nouvelle, car nous n’avons pas été accoutumés de rencontrer ici des gentlemen équipés comme vous l’êtes?

“- Oui et non; mais il est vrai que je suis le prophète et l’apôtre de la vie naturelle.”

J’admirai immédiatement combien l’ambiance contemporaine est préjudiciable à la majesté des apôtres et comme leur prestige en peut être altéré. Je réfléchis qu’il y a pas mal de milliers d’années, le dénommé Elie voyageait sur un char de feu (encore un précurseur de l’automobile!) et très probalement à l’oeil, cependant que l’infortuné Méva devait payer six sous une place exigüe à l’intérieur d’un omnibus inélégant et crasseux. J’entrevis également en un clin d’oeil à combien de, compromissions fort peu congruentes au métier de prophète devrait se livrer celui-ci en notre siècle prosaïque — et je l’en plaignis sincèrement.

Il me parut d’ailleurs par la suite que Méva avait une notion fort exacte-des snécessités de notre civilisation.

“— Oui, continua-t-il, je suis Méva, l’apôtre de la vie naturelle, mais mon-nom véritable est Salomonson (ex-consul) d’Amsterdam (Hollande), et je parcours le monde pour inciter les hommes à revenir à l’a Nature. Indiquez-moi cependant à quel bureau de la préfecture de police je dois demander un permis de colportage, afin de pouvoir répandre la brochure où j’expose les idées qui rénoveront le genre humain.”

Je l’y çonduisis sans plus tarder; et, plein d’une admirable indifférence pour la foule de plus en plus nombreuse qui nous faisait escorte, cet apôtre se débrouilla au milieu des innombrables formalités administratives avec un entregent dont aucun Parisien, fût-il élève de l’école des Hautes-Etudes ou camelot, n’eût été capable: à ce prodige, je connus de façon certaine que j’avais affaire à un prophète.

Je le vis bien mieux encore par la suite.

A peine en possession de son permis de colportage: “— Voici, me dit-il, la brochure où j’ai condensé mes théories sur la vie naturelle, en quelques formules très simples; en la suivant à la lettre, il est vous est loisible de devenir “Méva” comme moi.”

“Vous m’en voyez ravi”, lui répondis-je poliment; et je tendai la main pour la saisir, mais il ajouta promptement: “C’est cinquante certimes; vous comprendrez que je ne saurais faire d’exception pour vous.” Il murmura en outre quelques mots peu flatteurs, à ce que j’ai pu comprendre, pour la gent journalistique, et dans lesquels perçait l’indifférence d’un homme averti par de précédentes expériences, pour la publicité que je faisais miroiter à ses yeux.

Je n’insistai pas et lui tendis mes dix sous sans récriminer. Je ne regrette moins ces dix sous; pour ce prix modique, je suis devenu “Méva”, et tous les lecteurs de l’Auto pourront, comme moi, devenir “Méva”, car je les veux faire profiter de la science que j’ai acquise à si bon compte.

Pour recommander chaleureusement les préceptes de l’apôtre de’ la vie naturelle (j’aime à citer mes auteurs), je m’appuie tout particulièrement sur l’autorité de Mlle X… (officier d’Académie): elle affirme, en un article solidement documenté, le sérieux intérêt qui s’attache aux théories de Méva, rénovateur du corps humain, “Sphynx dont l’énigme nous paraît si souvent insoluble”, suivant la forte expression de cette honorable dame.

Il n’est pas fort malaisé de devenir “Méva”; il suffit de suivre à la lettre les quelques maximes suivantes, que je cite dans toute leur saveur:

* * *

Dans le nom de “Méva” il; y a une coïncidence frappante de la lettre “M” et d’ “Eva “: m, là lettre initiale de mens, l’âme, et eva, la première pensée-maternelle, urmater, qui engendra l’humanité.

Prenez votre nourriture du règne végétal, tout ce que vous jugez bon et agréable.

Suivez autant que possible les saison et mangez de preference ce qui peut croître dans-le climat où vous vivez.

Les fruits et les noix peuvent être les aliments principaux.

Mangez, si possible, crût et mûr, et si vous cuisinez, retenez les sels et les jus dans la nourriture (vapeur).

Ces produits végétaux de la terre étant votre nourriture, sont votre médecine.

N’usez pas comme nourriture aucun produit du règne minéral, donc non plus le sel. Le sel est le diable!

Les pelures et les coquilles des fruits crus vous ne devez pas avaler.

Tâchez d’étancher la soif, si possible, en mangéant quelque fruit succulent. Buvez le moins possible.

Habillez-vous et couvrez-vous si besoin. Faites votre habit de la meilleure étoffe, aussi simple que possible, une tunique desserrée pendant de l’épaule, aérée. Evitez autant que possible le produit animal.

Tâchez d’aller pieds nus et la tête découverte. Vivez, travaillez, dormez et faites tout autant que possible sur et près de notre mère la terre en plein air; que votre corps puisse jouir et être fortifiê par le fluide magnétique qui émane de la terre, ainsi que de la lumière et de l’air.

Dormez, si possible, étendu sans oreiller et du moins une demi-heure avant de vous lever en couchant sur le ventre (automassage naturel).

Epousez votre amour.

N’éveillez pas le désir dans la femme enceinte ou qui allaite son enfant.

Lavez votre corps chaque jour avec vos mains ä l’eau froide, mais ne le faites pas ainsi quand vous avez froid, seulement la chaleur peut supporter le froid. Au bébé, nouveau-né, chaud, l’eau fraîche avec les mains chaudes sera une joie.

Ne mutilez pas votre corps, il est bon. comme la nature l’a fait.

Que toutes choses vous réjouissent, la douleur en général, est un vice, ne vous tourmentez pas.

Pour sauver le monde, il faut combattre le sel et le bonheur jaillira.

La chute de l’homme, la honte nous a vêtus. Quand nous élèverons nos enfants avec les fruits crus, nous créerons une race de géants.

* * *

Des photographies très curieuses nous montrent Méva dans différentes fonctions de sa vie naturelle.

C’est ainsi qu’on le voit:

Dévorant des navets crus; bêchant une plaine aride avec une pelle en bois assez analogue à celle que Robinson Crusoë eut tant de mal à confectionner, et vêtu pudiquement de sa barbe, de ses cheveux et d’un pagne fort étroit, prenant un bain de rosée, opération qui consiste à s’asseoir dans l’herbe encore humide des larmes de l’aurore.

Nous publions ci-contre une vue de la demeure habituelle de Méva: on remarquera qu’il a simplement l’air de se livrer à un sport fort à la mode et destiné à recevoir de son fait une vigoureuse impulsion: le camping.

Nous recommandons à nos lecteurs de choisir, de préférence, pour mettre en pratique des conseils de Méva, la zone tropicale; l’équateut est le lieu prédestiné de la religion naturelle: ainsi, les Nyams-Nyams du centre de l’Afrique, sans avoir jamais été évangélisés par Méva, s’y adonnent de père en fils depuis une longue, série de siècles.

Il y a tout lieu de croire, au contraire, que les Esquimaux y seraient absolument réfractaires et que Méva ferait fort peu de prosélytes au-delà du 66e degré de latitude.

Mais, après tout, cela dépend des tempéraments; on peut toujours essayer: qu’est-ce qu’on risque ?

M. Andriveau

L’Auto (Paris), 7. Jahrg., 26. August 1906, Nr. 2140, S. 3. Online