Une poignée de sages

Le monde civilisé subit en ce moment crise critique:

Révolte sanglante en Russie; points noirs à l’horizon du côté d’Algésiras, élection présidentielle en France; retard considérable dans la publication des palmes académiques, etc. etc.

Graves éventualités, somme toute, qui ne sont point sans bouleverser les esprits les plus calmes.

Et cependant il est des gens, non loin de nous, à qui ces choses importent peu; on imagine volontiers même qu’ils les ignorent absolument et passent dans la vie avec la sérénité d’aveugles-nés cotoyant un précipice.

Ce sont les végétariens de Monte-Verita.

Lorsqu’on voyage aux environs du lac Majeur, il n’est pas rare de croiser sur son chemin, des êtres vêtus de tissus poreux, pieds nus, ou tout eu plus chaussés de sandales, sans chapeau.

Toutefois leur extérieur est soigné, leur allure distinguée.

Si l’on parvient à les faire parler — ce qui n’est pas aisé, les végétariens de Monte-Verita répugnant à l’interview — on apprend que ces humains préconisent le retour à la vie en harmonie avec les lois naturelles, ce qui ne signifie point qu’ils soient partisans du retour à la Nature!

Ils évilent dans leur alimentation les produits de provenance animale, épices, alcool et cuisson d’aliments.

lis redoutent les médecins, estimant que tout organisme viable porte en lui la faculté de se guérir s’il est malade, pour peu qu’on le remette dans des conditions normales.

Ils n’ont point de domestiques et tendent, grâce aux progrès de l’industrie mécanique, à se passer de la classe ouvrière et de la classe servante.

Certes, ces végétariens à la manière Tolstoï, mais non de Sarcey qui mangeait volontiers du poulet rôti, n’auront point l’approbation du professeur Berthelot, car le savant docteur assure qu’il faut à l’homme, pour se nourrir, une certaine quantité d’azote; mais les philosophes les apprécieront et si les politiciens les dédaignent, les simples que nous sommes leur porteront envie.

Ce sont en effet des sages, que ces gens retirés du monde… mais qui ont eu le soin de choisir pour exil le Paradis terrestre!… les bords des lacs italiens!

Vivez en paix, heureux végétariens, tête en soleil, pieds nus dans l’herbe et de l’air pur plein les poumons… et souhaitez qu’on n’organise point dans vos sites enchanteurs quelque course d’automobile ou, pis encore, quelque élection!!! —

KERAVAL

Le Soleil (Paris), 34. Jahrg., 15. Januar 1906, Nr. 15, S. 1. Online