Retour à l’age d’or

Je suis bien heureux, parce que j’avais prévu ce qui arrive: les anarchistes qui se mettent à faire concurrence à Méva, „l’homme nature“.

Vous avez, je le suppose, rencontré „l’homme nature“. Jusqu’à la fin du mois de juin, on le pouvait voir assez fréquemment dans Paris, principalement dans les parages des Champs Elysées. Ainsi ce prophète qui prêche le retour à la simplicité primitive aime à voir, semble-t-il, passer des automobiles qui transforment lé pétrole de la nature en pétarades et en écrasements extranaturels, et de jolies femmes qui ne doivent pas toutes à la nature la couleur de leurs cheveux, la blancheur de leurs dents, et la finesse de leurs tailles. Si on ne la voit plus depuis le mois de juillet, tout porte à croire que c’est parce qu’il est allé aux bains de mer pour sa santé.

Ce Méva s’appelle de son vrai nom Salomonson. II était consul de Belgique à Sumatra et s’habillait comme tout le monde. Mais un jour qu’il avait été piqué par les moustiques, il s’avisa que les singes, qui ne portent pas de pantalon, sont beaucoup plus à l’aise pour se gratter. Du coup, il fut converti par un exemple si salutaire. Il n’entend plus aujourd’hui se vêtir que d’une longue chemise blanche, sacrifice qu’il fait sans doute à notre sotte pudeur. Il a laissé croître sa barbe, qu’il a fort longue, fort jaune et, assez soyeuse; ce qui prouve, autre démenti qu’il donne à ses propres convictions, qu’il la peigne quelquefois. Il ne mange rien qui ait vie, se nourrit exclusivement des fruits de la terre, qu’il mange tout crus. Je l’admire, mais si jamais il m’invite à dîner, j’aurai le regret de ne pouvoir rien accepter, sinon le dessert, et auparavant des radis, avec un peu de salade. Mais que dis-je? Il ne saurait m’offrir une salade, puisqu’il ne mange pas de sel, ce qui explique peut-être qu’il puisse se vanter de n’avoir bu quoi que ce soit depuis trois ans. Méva dé passe le chameau. Disons-le sans crainte: c’est un lapin.

On a parfois aperçu le vertueux Méva armé d’une bêche, mais le plus souvent il se contenté d’une simple canne. Cela se comprend: rien n’est plus difficile à labourer que le pavé de bois, excepté l’asphalte et le grès de Fontainebleau. Il paraît qu’il a déjà fait quelques disciples qui sont pour la plupart de vieilles dames anglaises. Je ne trouve pour ma part aucun inconvénient à ce que ces personnes insulaires se promènent en chemise sur les boulevards: ce vêtement est décent et plus joli que ceux qu’elles s’obstinent à porter, je ne sais pourquoi. Et si elles laissent croître leurs cheveux, cela servira à démontrer qu’elles en ont. Pour la barbe, j’espère, pour elles qu’il ne saurait en être question.

Mais à ces premières et si intéressantes adeptes, viennent de se joindre des recrues nouvelles. Ce sont des anarchistes qui se déclarent „antisciéntifiques“. Ils ont pour la nature, comme Méva, une passion exclusive qui leur inspire une haine rarieuse contre la civilisation. L’or et l’argent leur font horreur, par la raison que pour extraire ces métaux, comme tous les autres, il faut faire des trous dans la terré et que ces trous sont très laids. Il en est de même des maisons, qu’elles soient bâties en pierre ou en brique. Ils semblent même détester plus particulièrement la brique, à cause des briqueteries qui ne sont que bien rarement jolies à voir. Enfin ils ont découvert que le charbon de terre était salissant; ils en concluent qu’il faut fermer les charbonnages. Je vous jure que je n’invente rien. Toutes ces belles choses se trouvent dans le premier numéro de la Vie naturelle, „feuillets antiscientifiques mensuels“. Je ne demande pas mieux que d’en citer ces quelques lignes authentiques:

Ces briqueteries malpropres qui rongent commme la lèpre les bords de la rivière; ces mines de charbon qui vomissent leurs noires éructations sur des régions tout entières; cet or et cet argent qu’un travail incessant arrache à leurs dépôts naturels, là-bas, sous de lointaines montagnes, pour les empiler en dépôts contre nature et inutiles dans les coffresforts de nos banques; ce bourdonnement incessant des industries mécaniques, qui jettent en tourbillons dans le sein des oisifs leurs produits fades, frelatés, camelotés; ces robustes habitants des campagnes attirés dans les taudis surpeuplés des villes pour y devenir flétris, étouffés, névrosés, esclaves qu’ils sont d’un labeur écrasant.

Cette armée de chemineaux et de sans-trayail toujours plus vast ; ces suicides toujours plus nombreux; ces morts de faim qui se multiplient dans le
sillage des yachts à vapeur et des automobiles des multimillionnaires…

Je m’arrête là, pris à la gorge par le besoin impérieux de faire observer que l’auteur déraille. Car il n’y a pas d’exemple qu’on ait pu avoir le temps de mourir de faim dans Le sillage d’un bateau à vapeur: on se noie auparavant. La plus stricte probité intellectuelle me porte à remarquer que derrière 1es automobiles, on n’à jamais recueilli que des écrasés; et rien, comme on dit populairement, n’est mieux fait pour faire passer le goût du pain que le passage, d’une roue de voiture sur l’estomac.

Mais je vous ai averti que j’avais prévu cette conversion des anarchistes à la douce folie de Méva, „l’homme nature“. Et en effet, l’anarchisme est beaucoup plus un état d’âme qu’une théorie. Les anarchistes sont des gèris qui disent toujours: Non! comme certains pètits enfants quand ils sont de mauvaise humeur, et aussi comme Méphistophélès. Ils se révoltent contre la loi, ils se révoltent contre l’Etat, il se révoltent contre la morale, ils devaient finir par se révolter contre la science, contre la civilisation, contre tout. Mais ils sont allés encore bien plus loin que je ne me l’imaginais. L’un d’eux a écrit dans une petite brochure que j’ai eu là grande joie de lire: „Qu’est-ce qu’un anarchiste? C’est un homme qui combat tous les préjugés. Et qu’est-ce que la société future? Un préjugé. Donc à bas la société future! De même qu’est-ce que la propagande? Encore un préjugé. Donc à bas la propagande!“ Voilà qui rappelle délicieusement le fameux décret révolutionnaire inventé un jour par un homme d’esprit: „Article premier. Il n’y a plus rien. — Article deuxième. Nul n’est chargé de l’exécution du présent décret.“

C’est en effet la base même de l’anarchisme intégral que nul ne serait chargé de l’exécution de quoi que ce soit, de telle sorte qu’on pourrait
représenter cette théorie sous le symbole célèbre du serpent qui se mord la queue. Voilà pourquoi ce n’est guère qu’une manifestation de mauvaise humeur. Un mot de la Vie naturelle le prouve bien: „Les scientifiques, dit celle-ci, ont de nouveaux projets de crimes de lèse-nature
en perspective: transpyrénéen, tunnel sous la Manche, percement du mont Blanc. Attendons-nous à de vengeresses catastrophes!“ Il n’est personne comme ces gens si doux, qui ne veulent pas qu’on tue les poulets, pour souhaiter du mal au monde!

Mais pour l’instant, où le tunnel sous la Manche ne s’est pas encore effondré, pour l’excellente raison qu’il n’existe pas, on est forcé de constater
chez ces anarchistes naturiens une bien pénible contradiction. Ils ne veulent pas qu’on abatte les forêts „pour les transformer en pâte à papier destiné a des livres et des journaux“. Et la première chose qu’ils font, c’est de fonder un journal. Pour comble, leur bilan n’est pas avantageux. Ils annoncent qu’ils ont en caisse 18 fr. 45, ayant dépensé 60 francs. Ah! sale civilisation! Quant à Méva, pour vivre, il est obligé de vendre des cartes postales. Est-ce que ça existe dans la nature, les cartes postales?

Pierre Mille

Le Temps (Paris), 47. Jahrg., 22. August 1907, Nr. 16860, S. 2. Online