Une Visite de l’homme de la nature

Lorsqu’on m’annonça “M. Salomonson, exconsul”, je fus très surpris, et il y avait de quoi, de voir entrer Jésus-Christ en personne.

Le personnage qui était devant moi, était vêtu d’une longue robe grise et d’un manteau sans manches de même couleur. Ses pieds nus étaient chaussés de sandales. Ses cheveux, dun blond fauve, longs et crêpelés, ceints d’une bandelette, étaient partagés en deux par une raie et tombaient sur ses épaules. Sa grande barbe blonde s’étalait sur sa poitrine. L’ensemble de la physionomie était à la fois énergique et doux. Mon visiteur tenait à la main une haute canne faite d’un roseau. Derrière cette étrange figure, à laquelle un rayon de soleil jouant dans les cheveux, mettait une auréole, on cherchait le pilier de la flagellation.

L’étonnement n’excluant pas la politesse, j’avançai un siège et demandai à M. Salomonson, à quoi je devais l’honneur de sa visit. Il m’éclaira immédiatement :

— Je suis Meva, me dit-il. Et quiconque me suit est Meva.

Je cherchai instinctivement le bouton de la sonnette électrique.

L’ex-consul sourit. Il était probablement habitué à ce premier effet de ses paroles.

Oui, monsieur, me dit-il avec aisance, je suis Meva, parce qu’il est bon d’avoir un nom, et que le nom mène à l’association. D’où vient le nom de Meva? La première lettre est à la fois l’initiale de Mens, esprit, en latin, et celle de Man, homme, en anglais. Eva, c’est la première pensée maternelle, la genèse de l’humanité. Vous regardez mon costume? Il est beaucoup plus commode que les vêtements en usage, et pas plus extraordinaire que celui des moines. Il ne gêne pas les attitudes naturelles. Et ma doctrine, à moi, c’est qu’il faut se rapprocher le plus possible de la nature, attendu qu’il y a infiniment plus de bonheur et un bonheur beaucoup plus facile dans la diminution des besoins artificiels, que dans leur satisfaction. Je vis aujourd’hui, et très confortablement, avec une somme qui, autrefois, aurait à peine suffi à payer mes cigares.

— Qu’appelez-vous confortablement?

— Ah voilà: comme nourriture, je ne mange que les produits directs de la terre: fruits et légumes crus. Les petits pois, les fèves, les carottes, les navets, les artichauts empruntent à la terre des sucs nutritifs que la cuisson fait disparaître. Et il n’est pas plus extraordinaire de voir manger ces légumes crus que les radis ou le céleri. En vivant ainsi, on ignore complètement la soif, les sucs contenus dans les fruits et dans les légumes suffisent à l’étancher; tel que vous me voyez, je n’ai rien- bu depuis le premier septembre 1901.

— Vous ferez bien de ne pas aller prêcher votre doctrine dans le Midi.

— Pourquoi? il est bien plus simple de manger le raisin frais que de faire subir à son jus des manipulations qui le défigurent.

– Continuez l’exposé de votre confortable existence.

— Je retranche complètement le sel de l’alimentation. C’est lui qui engendre la soif. Je supprime les laitages, beurres, fromages, oeufs, etc., qui sont des productions animales. Je suis l’ordre de production des saisons et, si je voyage, l’ordre de production des climats où je me trouve, sans essayer d’y rien changer. Je vis, je dors et je travaille en plein air, et je prends contact autant que possible avec notre mère la tèrre, de telle sorte que mon corps puisse profiter des fluides qu’elle dégage, et de la bienfaisante influence de la lumière et de l’atmosphère. J’admets qu’on couche sous la tente. Je dors sans oreiller, complètement étendu, et toujours pendant un certain temps sur le ventre, ce qui produit un auto-massage naturel. Mon sommeil suit le soleil, et je n’ai jamais recours aux lumières factices. Je m’habitue a respirer constamment par le nez, pour éviter l’introduction des impuretés dans les poumons.

— Et le travail?

— Je travaille de maniere a me servir moimême. Il est excellent de fatiguer son corps. Qui ne fatigue pas son corps fatigue son esprit. Or, la fatigue de l’esprit est un état anormal et antinaturel. Il est indispensable que l’esprit reste toujours frais et dispos. Quant au corps, il lui faut des ablutions nombreuses à l’eau froide. Mais la fraîcheur de l’eau ne doit pas être une souffrance. Si l’on a froid, il faut se laver à l’eau tiède. J’apporte beaucoup de soins à ma chevelure. Elle a son utilité. C’est l’abri naturel du crâne.

— Votre doctrine a-t-elle un caractère religieux?

— Oui, un caractère religieux et moral. En morale, je recherche l’humanité et je fuis la solitude. Je m’oriente de toutes mes forces vers les choses qui réjouissent. Je prends pour guide suprême la pitié, pour règle, l’amour du prochain. En religion, je cultive le symbolisme, qui éclaire et je combats le mysticisme, qui obscurcit. Je m’attache à pénétrer les vérités latentes. Enfin, j’honore le Maître.

— Et vous allez ainsi, de par le monde, prêchant sa doctrine naturelle ?

— Comme vous voyez. On sourrit d’abord sur mon passage, puis on s’habitue à moi.

— Et vous n’avez jamais maille à partir avec les proconsuls et les prêteurs?

— Ces messieurs, qui sont, dans l’espèce, les commissaires de police, sont tout à fait aimables pour moi, attendu que je ne donne lieu à aucun reproche… et, tenez:

Méva [sic!] tire de l’escarcelle de cuir qui pend à sa ceinture une liasse de certificats de magistrats attestant “qu’il accomplit sa mission (sic) avec tout le tact et la discrétion désirables”, ou encore que “sa conduite est irréprochable et qu’il a mérité le respect et la sympathie de tous”. Méva[sic!] est un apôtre très moderne, qui prend bien ses précautions et n’aspire pas au martyre.

Il prend congé de moi et, en me serrant la main avec-une aisance d’homme du monde, il me dit :

— Je vais créer de nouveaux cieux et une nouvelle terre; et le passé ne sera plus dans ma mémoire et ne s’élèvera plus dans mon coeur. C’est d’Isaïe, prophétie 65, verset 17, ajoute-t-il en remettant dans son escarcelle les certificats de commissaires de police.

Georges Price, Gil Blas (Paris), 28. Jahrg., 20. Juli 1907, Nr. 190, S. 1. Online