Cabaretière, Archiduchesse, Folle

Une histoire qui commence comme une idylle, continue par une comédie et finit comme un drame

Dans le Sanatorium de Steinhof, en Autriche, erre une malheureuse folle: vieillie avant l’âge, les cheveux gris, la figure ravagée, elle se promène vêtue d’une sorte de cilice.

Lorsqu’elle est d’humeur communicative, elle cause avec ses compagnons de captivité, leur prêchant les avantages de la religion naturelle, de la vie simple, du végétalisée. D’autrefois, sombre et inabordable, elle se tapit dans quelque coin et, silencieuse, elle regarde fixement devant elle, semblant évoquer un douloureux passé. Si on la trouble alors, elle entre en des accès de fureur et de délire.

Pense-t-elle, lorsqu’elle se replie ainsi sur elle-même, qu’il y a six ans encore, elle était jeune, gaie, avenante, qu’elle aimait, qu’elle était aimée? Elle était alors la jolie Willi, qu’entouraient les galants lorsqu’elle trônait à sa caisse dans un cabaret d’Olmut ou de Vienne; quêtant un regard ou un sourire — obtenant souvent plus — les amoureux ne manquaient pas autour d’elle.

Elle en choisit un, et par une froide nuit de décembre 1902, partit avec lui. Mais elle ne fit pas comme Carmen et ne préféra pas le soldat à l’officier. Son amant était l’archiduc Léopold Salvator, prince de Toscane. Il sembla d’abord que, comme les peuples heureux, le prince et la cabaretière n’auraient pas d’histoire. L’archiduc Léopold renonça à ses titres, à ses droits; il reçut une somme de 200,000 couronnes et une rente de 3,000 couronnes de la cour d’Autriche. Il épousa Mlle Wilhelmine Adamouvicz et se retira avec elle dans une villa sur le bord du lac de Zug. C’était une idylle, les deux époux vivaient fort retirés, menaient une existence bourgeoise et tranquille. Léopold Woelfling étudiait les sciences à Zurich…

Mais le malheur vint troubler cette amoureuse retraite. Sur les bords du lac Majeur, il y avait, à Ascona, une colonie d’hommes qui menaient la “vie de
nature.” Ils habitaient dans des huttes, ne portaient sur eux que des sortes de sacs qu’ils avaient eux-mêmes confectionnés, laissaient croître leurs cheveux et leur barbe, vivaient de plantes et de racines.

Quelle singulière attraction exerça cette vie sur celle qui avait été la coquette Willi? Pourquoi s’imagina-t-elle de vouloir copier les moeurs des ermites d’Ascona? Peut-être déjà son esprit était-il troublé; peut-être la vie dans la villa de Zug avait elle été moins calme et moins heureuse que
le monde ne l’imaginait, que n’avait espéré le jeune ménage lui-même. Il y avait un tel abîme entre le passé, les goûts, l’éducation, la culture intellectuelle de celui qui fut l’archiduc Léopold et de celle qui fut la cabaretière d’Olmütz, que des froissements étaient possibles. On imagine qu’elle se jeta dans la vie de nature comme poussée par un sentiment de protestation contre les conventions sociales, et de haine contre le “monde2.

Ce fut alors l’inévitable crise: le divorce dont l’univers entier fut entretenu. Mais tandis que l’archiduc Woelfling se remariait paisiblement, la pauvre Willi devait moins bien supporter ces avatars et ces secousses. Que la rupture ait provoqué ou aggravé un dérangement intellectuel, désormais
le sort en était jeté et elle payait de sa raison la gloire douteuse, le bonheur fugitif d’avoir épousé un archiduc d’Autriche.

Quelle images étranges, quels douloureux contrastes, quelles mélancoliques réflexions doivent venir tourmenter la folle de Steinhof, si elle a quelques moments de lucidité parfois! Ce que nul, sans doute, n’oserait lui souhaiter.

J. Arren

L’Éclair (Paris), 21. Jahrg., 8. April 1908, Nr. 7072, S. 1. Online